Le sens de l'histoire : la raison aux prises avec la condition humaine (Casablanca, 8 et 9 avril 2005 ; coordination scientifique Abdou Filali Ansary)

Hegel et Marx ont proposé des visions où la raison pouvait accéder au sens ultime de l’histoire. Pour eux, la maîtrise par l’homme de son destin et l’accès à un « salut » terrestre étaient possibles. Récemment, ces visions ont fasciné les hommes, emporté l’adhésion déterminée de milliers d’intellectuels et d’hommes d’action, et produit de grands bouleversements dans l’histoire.
Aujourd’hui, nous avons l’impression que les ferveurs produites par ces visions se sont entièrement dissipées. La deuxième moitié du XXe siècle a connu un repli, pas toujours ordonné, de la raison des champs et perspectives que les théories hégélienne et marxiste avaient miroités. On pourrait même qualifier de « débâcle » les dernières expressions regroupées sous la bannière du postmodernisme, suivant lesquelles nous n’aurions que des narrations qui se juxtaposent et s’entrecroisent, définissant des univers de sens « locaux », sans qu’il soit possible de les soumettre à des principes unificateurs, qu’ils soient de l’ordre du donné ou du repère. On peut aussi, par un renversement de perspectives, considérer l’évolution des attentes de la raison comme un progrès dans la lucidité, une forme de « désenchantement » en quelque sorte, qui auraient exorcisé des « spectres » à peine différents de ceux véhiculés par des croyances plus « primitives ». En perdant ses illusions, la raison aurait atteint un état d’éveil et de réalisme qui lui permettraient de « regarder en face » la condition de l’homme hier et aujourd’hui.
Entre les moments que représentent les grandioses visions hégélienne et marxiste d’une part et, d’autre part, les fortes dénégations des postmodernes, la raison semble avoir tenté de se frayer un chemin par un travail en profondeur de questions essentielles à la compréhension de la condition humaine. En explorant des avenues laissées en friche par le retrait des grandes « utopies » d’origine philosophique ou religieuse, elle a voulu être en mesure de répondre, d’une manière ou d’une autre, à la question du sens de l’histoire. On peut citer, parmi les directions où elle s’est engagée, quelques grands « chantiers » :
Des historiens et des philosophes de l’histoire ont évalué les moyens d’accéder à l’intelligibilité des processus historiques, sans s’encombrer de questions portant sur des avenirs différents. La raison a cru pouvoir se satisfaire d’une maîtrise du sens des évolutions réelles et, parfois, se donner une morale valable à une échelle restreinte. Même si l’ambition affichée est ancienne (voir les travaux de Ibn Khaldoun ou même avant), les entreprises allant dans ce sens se sont succédées à la suite du recul des visions hégélo-marxistes. Les œuvres d’un Arnold Toynbee, d’un Fernand Braudel ou d’un Marshall Hodgson en sont témoin. Elles n’ont été atteintes de désaffection ou de mise en question que très récemment. De nombreux travaux ont également exploré divers moments ou aspects du passé humain en vue d’accéder à un sens qu’on supposait toujours là, à la portée de celui qui sait le chercher. A travers ce processus, la recherche historique a expérimenté diverses stratégies cognitives et produit maintes synthèses globales ou percées de détail, qui ont, à des degrés divers, influé sur la conscience historique bien au-delà des cercles des chercheurs et intellectuels, et contribué à façonner les visions et les attentes dominantes.
Dans d’autres directions et au moyen d’autres outils, la raison a voulu assimiler la pluralité des univers de sens qui se révélait à travers la multiplicité des cultures. Là aussi les enthousiasmes des premiers moments ont vite conduit à des difficultés. Les fonctionnalisme, structuralisme et autres tentatives de réduction des phénomènes saisis à des schémas leur conférant une intelligibilité dans des termes différents des leurs, se sont révélés comme des assauts d’une efficacité limitée, voire passagère. Des voies alternatives ont été explorées par des penseurs qui ont persisté à vouloir lire dans ce qui était pour eux des formes d’épaisse altérité. La reconnaissance de la pluralité irréductible des univers symboliques est-elle une avancée ou une retraite de la raison ? La pluralité des mondes de sens soulève, de manières que nul visionnaire ne pouvait anticiper, la question de l’unité de la raison et son rôle dans le vécu de l’homme.
En parallèle à ces évolutions, des « tendances lourdes » avaient pu être identifiées dans l’évolution des conceptions dominantes à l’échelle des sociétés humaines. Le désenchantement du monde, la sécularisation se présentaient comme des « valeurs sûres » des sciences humaines, des tendances historiques observables et susceptibles d’évaluation, qui prouvaient que, sur certains plans au moins, des évolutions réelles pouvaient être perçues et un sens de l’histoire clairement appréhendé. Mais là aussi le doute s’est insinué. Les « retours » de ce qui était considéré comme dissipé ou dissolu se sont révélés bruyants et peu amènes pour les constructions de la raison, aussi élaborées et nuancées qu’elles pouvaient être.
Le retrait des religions traditionnelles et des systèmes qui leur étaient associés, au moins dans leurs formes institutionnelles, a-t-il ouvert le champ à d’autres aventures de la raison ? Les changements historiques avaient poussé la raison philosophique à explorer de nouvelles formes d’ordre politique, fondées sur des principes éthiques universels et adoptant des mécanismes contrôlables, susceptibles d’amélioration et d’affinement continus. C’est ce qui a donné naissance à la nouvelle plate-forme libérale, décrite par un contemporain comme la nouvelle religion implicite de l’humanité, tant elle semble remplir l’espace des croyances de part en part et être en mesure d’esquisser de nouvelles alternatives pour l’évolution des sociétés humaines.
Au moment historique qui est le nôtre aujourd’hui, on peut se demander s’il est possible d’adopter une position « en retrait », qui en serait ni celle du visionnaire qui organise l’espace et planifie l’action ni celle du lucide qui se réfugie dans ses visions ou ses délires, pour évaluer les entreprises que la raison a récemment conçues en direction de la condition humaine. On peut se demander si cette évaluation pourrait se faire à travers certains thèmes ou axes autour desquels des travaux et des pensées se sont organisés, principalement au cours du dernier siècle.
Programme
Vendredi 8 avril 2005
Séance d'ouverture
09h
Accueil des participants
09h 15
Allocutions d'ouverture
09h 45
Réception d'ouverture
Première séance : Traditions culturelles et perception de l'histoire
Président de séance
Olivier Mongin, Directeur de rédaction de la revue Esprit, Paris
10h
Abdou Filali-Ansary, Institut des études des civilisations des musulmans, Londres
Problématique du sens de l'histoire
10h 35
Abdellah Hammoudi, Princeton University, Princeton
Sur la « traduction » des cultures
11h 10
François Hartog, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
Temps du monde et histoire
11h 45
Débat
12h 20
Fin de la première séance
Deuxième séance : La question de l'intelligibilité des processus historiques
Président de séance
Mohamed Kerrou, Chercheur à l'IRMC, Tunis
15h
Hillel Fradkin, Hudson Institute, Washington D. C.
Questions contemporaines et anciennes narrations : le cas de Ibn Tufayl
15h 35
Abdellah Laroui, Université Mohammed V, Rabat
Histoire et rationalité
16h 25
Aziz Esmail, The Institute Of Ismaili Studies, Londres
La question du sens de l'histoire
17h 00
Ruth Zimmerling, Université Johannes Gutenberg, Mayence
La raison aux prises avec la liberté : Quelles libertés ? Quels niveaux de pluralisme ?
17h 35
Débat
18h 30
Fin de la deuxième séance
Samedi 9 avril 2005
Troisième séance : Les avenirs de l'universel
Président de séance
Ali Benmakhlouf, Professeur à l'Université Sophia Antipolis, Nice
09h
Souleymane Bachir Diagne, Université du Nord-Ouest, Chicago
Le sens du futur
09h 35
Francis Fukuyama, Johns Hopkins University, Washington
“La fin de l’histoire“ : 16 ans après
10h 25
Abdessalam Cheddadi, Université Mohammed V, Rabat
Aujourd'hui, le paradoxe de l'universel
11h
Abdelmajid Charfi, Université de Tunis
Un pari sur le progrès et la raison
11h 35
Débat
12h 35
Abdelahad Sebti, Université Mohammed V, Rabat
Rapport de synthèse
13h 00
Clôture des travaux du colloque